L’arbre à mouches, relais de poste aux chevaux
L’Arbre à Mouches, lieu d’un grand passage, a été témoin des débuts de la Guerre de cent ans et des prémices de la bataille de Crécy.
En juillet 1346, les anglais débarquent sur les côtes de Normandie, ils multiplient pillages et incendies. Le 20 août, ils saccagent Grandvilliers, Poix, Selincourt et de nombreux villages sur leur passage. Le lendemain, après une escarmouche près de Camps en Amiénois, harcelés par les troupes de Jean de Luxembourg, roi de Bohème, les anglais esquivent le combat frontal; par un chemin qui par la suite portera leur nom, plusieurs milliers de leurs archers et hommes d’armes se replient jusqu’à Airaines. A leurs talons, des gens du pays dirigés par des chevaliers bannerets, ligués à un détachement de fantassins et d’arbalétriers du roi de France Philippe VI de Valois, traversent l’Arbre à Mouches pour déloger ces soudards qui se dérobent à nouveau vers Oisemont puis passent la Somme au gué de Blanquetaque. Le 26, après avoir trouvé un terrain qui leur est favorable, les anglais se retournent et frappent victorieusement à Crécy en Ponthieu.
Le 30 septembre 1514, le roi Louis XII avec « sa cour et sa maison » passe à l’Arbre à Mouches dans un somptueux carrosse; il se rend à Abbeville pour contracter mariage avec la sœur d’Henri VIII d’Angleterre. Il est écrit qu’au retour il couche à Airaines, une ou deux douces nuits.
Revenant de la sénéchaussée du Ponthieu, Louis XIII accompagné du cardinal de Richelieu traverse le hameau le 16 août 1638, il est de retour vers Saint Germain en Laye pour assister à la naissance du dauphin.
Après une halte à Calaminoy (Camps en Amiénois), le « Roi-Soleil » accompagné des plus grands princes de France et de sa suite, y passe à son tour l’après-midi du 16 juillet 1680 pour effectuer une tournée d’inspection des places fortes et des nouveaux domaines conquis par ses armées.
Avant toute cette période, il n’est pas établi que ce lieu soit habité.
A la fin de l’époque de Colbert (ministre de Louis XIV, contrôleur général des finances de 1665 à 1683 qui réorganise les grandes routes royales), Camps et Airaines sont les 10e et 11e relais de poste aux chevaux sur la route de Paris à Calais (Une poste est la distance entre deux relais: 3 à 4 lieues, soit 12 à 18 kilomètres, variant selon les zones de parcours). D’abord, dépendances des Messageries Royales, ces relais se transforment petit à petit en écuries pour permettre la poursuite de l’acheminement du courrier avec des chevaux frais, pansés et reposés, en auberges pour la restauration du personnel des Postes et des voyageurs et en gîtes pour leur hébergement. Il sont dirigés par un tenant-poste ou un maître de poste; ouverts de jour et de nuit au trafic des voyageurs et des marchandises, ils sont destinés à remplacer les attelages fatigués des diligences faisant escale.
Très tardivement, vers 1827, avec l’appui des châtelains de Tailly, situé précisément à mi-chemin entre Paris et Calais, L’Arbre à Mouches aurait bénéficié d’un droit exclusif de relayage.
Façade sur rue, l’imposant corps de logis du Maître de Poste, doté d’une table d’hôtes où l’on boit le « coup de l’étrier », est surmonté de ses chambres pour les passagers; elles sont accessibles par un escalier extérieur en maçonnerie de briques.
Sur la photo ci-dessus, prise au début du XXe siècle, grand-mère Julienne Degouy « raveude » dans la cour de ce que l’on pense être le dernier emplacement du relais de Poste.
L’arbre à mouches, relais de poste aux chevaux
Dans les différents livres de poste ou « Etat général des postes aux chevaux du royaume de France », nous ne retrouvons pas la confirmation que l’Arbre à Mouches a été un de ces relais.
Pourtant un écrit découvert, relatant l’existence de cette escale, se trouve dans l’ouvrage du comte de Lionval, sur la vie de l’Amiral Amédée Courbet, célèbre pour ses faits d’armes en Extrême-Orient et dont une rue du centre ville d’Amiens porte son nom. Dans l’introduction, on y apprend la fin tragique de son père:
« Par une belle soirée du mois d’août 1836, un voyageur attend à la porte de l’auberge d’une petite commune près d’Airaines, appelée l’Arbre à Mouches, le passage de la toulousine (du nom de son carrossier: grosse voiture publique à dix ou douze places, tirée par quatre ou cinq chevaux) qui assure à cette époque le service rapide des lettres et des voyageurs entre Paris et Boulogne sur mer.
Celui qui patiente ainsi est arrivé la veille au soir dans la commune où l’amène ses affaires, et, avant de continuer sa route, il désire saluer l’un de ses cousins dont le passage lui est signalé. L’énorme coche arrive à l’heure dite. Les voyageurs prévenus qu’ils ne doivent pas descendre avant l’heure fixée par l’itinéraire pour le dîner, se conforment à la consigne. Le négociant en vins et spiritueux d’Abbeville, M. Alexandre Augustin Courbet monte dans le lourd véhicule pour échanger quelques paroles avec son cousin assis au centre de la diligence. Les chevaux du relais, prêts à l’avance sont promptement mis aux brancards; « En route messieurs, » crie le conducteur, et comme le postillon fait claquer son fouet pour ébranler l’équipage, le voyageur descend au plus vite. Par malheur son pied glisse du marchepied et comme il tombe, les chevaux se sont déjà mis en route. Un cri d’angoisse se fait entendre, la roue passe sur le corps du malheureux et l’écrase. Quand on le relève, il a déjà cessé de vivre … ».
M. Alphonse Cocu Chambrillé, maire de Tailly, consigne sur le registre d’état civil, ces précisions sur les circonstances du décès: « s’étant laissé tomber de la diligence n° 383 et ayant été écrasé par la roue de derrière… ».
L’Arbre à Mouches vivant au rythme des convois de roulage des « Chasse-marée » acheminant le poisson frais vers Paris, est certainement devenu une étape pour les voitures légères « L’Hirondelle » et « L’Union » ainsi que pour les imposantes diligences jaunes et noires d’une entreprise de voitures publiques, « les messageries générales de France – Laffitte, Caillard et Cie » (dessin d’introduction du chapitre). En 1830, cette société jouissait du privilège du trot enlevé, leurs attelages tenaient le haut du pavé, c’est-à-dire qu’ils circulaient au milieu de la route légèrement bombée. L’orgueil était de faire, plusieurs fois par semaine, le trajet de Calais à Paris, d’un soleil à l’autre; à la bonne saison, le voyage se réalisait souvent en moins de trente heures.
Malgré cette célérité, les diligences sont supplantées par le chemin de fer dont la ligne Boulogne- Paris est ouverte dès avril 1848. La vitesse des trains tirés par les locomotives à vapeur surpasse celle des chevaux. La fréquentation des écuries baissant inexorablement, les relais sont officiellement fermés vers 1873.
A la suite d’une loi du XVIIIe siècle, c’est à partir de 1835 que les tableaux indicateurs, communément nommés « plaques de cocher », sont installés aux carrefours, souvent sur des croix, des obélisques, sur de simples poteaux en fer ou apposés sur un mur, comme c’est le cas pour celui- ci, à l’Arbre à Mouches, sur le tracé de la grand ‘route. Ils mentionnent le nom du département et la voie de circulation sur lesquelles ils sont situés, ainsi que les directions et les distances au mètre près. L’étoile symbolise le tracé des routes françaises, centrées sur Paris (étoile de Legrand).
Le modèle ci-dessous est produit par la fonderie Bouillant, disposant d’un monopole légal de 1846 à 1861. le temps ayant fait son œuvre, les couleurs d’origine se sont plus discernables. Afin de pouvoir être aisément lus par les cochers, les textes et chiffres, en relief, étaient peints en blanc sur fond rouge ou bleu de ciel foncé.
Encore lisible, cette plaque date de l’époque ou l’Arbre à Mouches aurait été une auberge pour les voyageurs et sans doute une écurie qui se situait de l’autre coté de la route, face à cet écriteau. Son utilité, outre l’apport directionnel évident, est le calcul du coût du transport.
« 3888 mètres »: c’est exactement la distance qu’il faut parcourir pour se rendre devant le porche de l’ancien relais de poste aux chevaux n° 11 d’Airaines. Il était situé immédiatement après le passage à gué de la rivière, sur le bord de la route d’Abbeville, maintenant dénommée « Vieille chaussée de Paris ».
Dans la direction opposée, « 5952 mètres » nous amène à la sortie sud de l’agglomération de Camps en Amiénois, au carrefour avec l’ancienne route d’Amiens à Hornoy. (Emplacement du relais de Poste n° 10 ?)
Sur un plan terrier de 1783 détaillant les mouvances de la seigneurie de bois Robert appartenant au comte de Bizemont, on remarque, au sud du territoire de Warlus, le tracé en projet de la future route royale.
Le tronçon qui relie Grandvilliers à Abbeville est aménagé entre 1790 et 1804, afin de relier Paris à Calais, sans passer par Amiens.
Sous Napoléon 1er, fort préoccupé de stratégie militaire et ne désespérant pas envahir l’Angleterre, elle devient, en 1811, route impériale. Numérotées dans le sens des aiguilles d’une montre, étant la plus septentrionale, elle en porte le premier numéro.
A la fin de la Seconde Restauration, la loi du 16 avril 1830 la classe comme route nationale n° 1.
A la fin du 19e siècle d’importants travaux de réfection sont effectués sur cette route pleine de fondrières. En ce temps, une double rangée d’arbres appartenant, disait-on, à la Société d’Exploitation Industrielle des Tabacs et Allumettes (SEITA), borde la chaussée.
Un rouleau compresseur à vapeur Albaret et des ouvriers travaillent à la remise en état de la chaussée, vraisemblablement à la hauteur de l’embranchement du chemin de Méricourt.
Sur cette carte adressée à Mlle Madeleine Lesvéque qui porte le timbre de la poste d’Airaines en date du 26 octobre 1908, on y voit un des premiers véhicules automobile (une Peugeot Lion Phaéton, modèle 1907, volant à droite) se diriger vers Paris et côtoyer les attelages de chevaux.
Avec la circulation de plus en plus dense et rapide des véhicules motorisés, devenus dangereux, les platanes sont abattus. Cet axe est déclassé en route départementale en 1975, la circulation y est redevenue plus fluide.
Plusieurs origines probables à ce patronyme si particulier:
Les mouches attirées par les crottins des chevaux fumants des sueurs de l’effort, d’avoir tracté les énormes coches et effectué le retour avec le postillon qui les ramène fourbus au relais de Poste, ont pu finir par donner l’appellation au hameau.
Autres origines probables de l’Arbre à Mouches: cet étonnant patronyme est peut-être dû à la présence de frênes qui attirent pendant les chaleurs de juin et de juillet des insectes coléoptères, les cantharides. On les appelle vulgairement à la campagne des mouches; le frêne est donc un arbre à mouches tout comme le tilleul dont le pollen fait le régal des abeilles, les mouches à miel.
Dans le dictionnaire du bas-langage ou des manières de parler usitées parmi le peuple, édité en 1808, Abra mouches (abreuvoir à mouches), se dit d’une personne ayant une plaie large et profonde au visage. Dans le registre de décès de Warlus, à la date du 25 juillet 1747, on trouve le nom de Charles Waquet dit « l’abreamouches » et, dans les lettres de terrier (registre contenant les lois et usages d’une seigneurie et la description des biens) du château de Tailly, il est fait référence à un Charles-François Leclercq, laboureur et aubergiste, demeurant à l’enseigne de l’Arbre à Mouches.
M. Waquet a sans doute tenu un cabaret avec un arbre pour enseigne; d’où son surnom, puis le nom de l’Arbre à Mouches aura désigné la maison et enfin les quelques rares habitations qui s’y sont construites. L’auberge, une habitation isolée était une dépendance de Warlus et faisait le coin de la grande route et du chemin qui se dirigeait vers ce village. Martin Rochereau, sous-fermier des aides de la généralité d’Amiens ayant constaté que dans l’enclave normande de Tailly, existait un cabaret appelé l’Arbre à Mouche, il obtint, le 27 avril 1698, un arrêt du Conseil d’état, le subrogeant pendant le reste de son bail, pour le prix de 120 livres par an.
Au temps du Directoire (première République Française: 1795 à 1799), le brigandage prend des proportions exceptionnelles, c’est dans cette auberge alors tenue par Sulpice Leroy qu’est arrêté par la maréchaussée, le «Cartouche picard », un bandit de grande route nommé Damerval avec sa petite bande de détrousseurs de voitures, voleurs de chevaux.
Une dernière interprétation, conservée par tradition orale, semble provenir de la période troublée où le nom de L’Arbre à Mouches apparait dans divers documents, c’est-à-dire au tout début du 18e siècle. Le seigneur féodal, après un jugement expéditif, pendait les serfs indociles à un grand arbre situé près du chemin menant à Warlus. Par soucis d’exemplarité, les suppliciés sont laissés plusieurs jours, accrochés à cette potence verdoyante bien à la vue de tous. Les mouches étaient attirées par les cadavres suspendus à ce gibet communément appelé « arbre de justice ».
Sobriquet désignant les habitants de ce hameau: « Chès Neurmands d’ l’arbre à mouques ». Au début du 20e siècle, Anselme et Mathilde Sangnier accompagnés de leurs trois enfants Gabriel, Roger et Denise posent dans les herbages à l’Arbre à Mouches, près du chemin du Quesnoy.
De l’Arbre à Mouches, pour se rendre dans le fond de Tailly, il faut emprunter la petite route située juste à droite des grilles du château (cliché ci-dessus). Quelques dizaines de mètres plus loin, nous passons devant la croix de pierre: un long fût cylindrique, légèrement tronconique est dressé, fiché sur un socle de même solidité, mouluré sur le dessus. Vieux de plusieurs siècles, ce monolithe en tuf existait bien avant les murs du parc qui le contourne pour lui laisser un espace arrondi. Il aurait vu son croisillon de pierre disparaître à la révolution. Vers 1970, il est remplacé par un crucifix en fer forgé, par M. Gérard Pain de Quesnoy sur Airaines.
Il persiste une cinquantaine de croix en tuf dans le Vimeu et quelques-unes dans le Ponthieu. Chacune marque l’emplacement d’une ancienne croisée de chemins, d’une limite de comté ou pays, d’un évènement heureux ou funeste. Il importait aux paysans de disposer des croix aux endroits stratégiques, certes au bord des chemins, mais donnant sur les prés et les cultures. Elles sont l’objet des rogations de Saint Mamert et, jusqu’à une époque assez récente, de processions organisées. Le but des prières est de garantir la prospérité du village en immunisant ses diverses productions contre les fléaux de tous genres.
De même silhouette très élancée et de dimensions très proches, les croix de pierre de Franleu et de Huppy laissent imaginer ce qu’a pu être le croisillon surmontant celle de Tailly qui garde son mystère.
Derrière les grilles, se situe « le bois de longue attente » : peut-être une appellation révélatrice!